Presque chassés du Pont des Arts ou ils ont occasionné des dégradations coûteuses, en 2018, les cadenas dits « d’amour» s’invitent désormais un peu partout le long de la Seine et sur les ponts métalliques du monde entier.
Au printemps dernier, sortant d’une exposition du Petit Palais, nous flânons un peu sur le pont Alexandre III. Quelle que soient la saison ou la météorologie, la statuaire « art nouveau » qui orne cet ouvrage d’art flamboyant, lui confère un charme hors du temps. Les touristes l’adorent. Trop même, car ce jour là… Horreur suprême! Des cadenas, dits «d’amour», s’accrochent par grappes aux crabes et aux grenouilles, aux orteils des statues… Voici hélas quelques temps que, « virés » (ou presque) du Pont des Arts, ces fameux « lovelocks » envahissent les autres ponts de Paris.
IL Y EN A PARTOUT !
En longeant les quais jusqu’à l’Ile-Saint-Louis, la balade est édifiante. Le moindre anneau accessible, la moindre rambarde d’escalier ou de rampe d’accès, quand ce ne sont pas les câbles courant au long des parapets, sont squattés, ou le seront sous peu. Nous en avons photographié jusque sur des chaînes de la Rue de Rivoli. Il s’en voit aussi sur les passerelles du Canal Saint-Martin. Rouillant les anses, attaquant les corps, en moins d’un ans, l’oxydation ronge déjà nombre d’entre eux . « La rouille aurait un charme fou si elle ne s’attaquait qu’aux grilles. Avec le temps tout se dénoue, que s’est-il passé entre nous » (Maxime Leforestier).
UN COÛT POUR RIEN
En 2018, la DVD (Direction de la voirie et des déplacements) de la Ville de Paris , en enlève 40 tonnes entre le Pont-Neuf (statue d’Henri IV) et la pointe de l’île de la Cité.En 2014, après la chute d’une des grilles de la passerelle, la Ville de Paris en avait déjà enlevé 45 tonnes du Pont des Arts et vingt tonnes de celui de l’Archevêché. En juin 2014, le poids de la quincaillerie avait arraché une des grilles de protection du pont, décidant la municipalité à les remplacer toutes par des vitres feuilletées anti reflet. Coût total de l’opération : 500 000 €. Malgré quoi, les « cadenasseurs » continuent d’y sévir ( photos ci-dessous ) s’attaquant désormais aux candélabres (lampadaires). Au royaume de l’inconséquence, l’amour serait-il roi ?
MONDIALISATION
Le très emblématique Pont des Arts et ses cadenas ont fait des jaloux ou des adeptes sur toute la planète. À Moscou où le phénomène a aussi démarré aux alentours de 2008, sur le pont Loujikof, la ville a installé en 2009, des arbres métalliques destinés à les recevoir. Si l’on cautionne ainsi l’énorme gaspillage de matière, l’effet artistique est bluffant et l’intégrité du pont sauvegardée. Cela dit, la quincaillerie votive, s’est aussi installée au Canada ( Ottawa, Vancouver et Toronto), en Allemagne (Cologne), en Italie (Rome, Florence, Verone,) en Hongrie, au Maroc (Marakech), à Shangaï ( Chine), en Uruguay (Montevideo), en Corée du Sud (Séoul). À Taiwan, des personnes accrochent des cadenas votifs sur les passerelles des gares, persuadés que le passage des trains, déclenche un magnétisme particulier qui servira leurs crédos, tant d’amour que de réussite financière ou de cohésion familiale.
IMPACT ÉCOLOGIQUE
L’attrait photographique exercé par ces accumulations incongrues ne doit pas pour autant faire oublier leur impact environnemental. Lorsqu’elle sont manipulées, toutes ces grappes métalliques aux arrêtes vives dégradent les traitements de surface des grilles, des statues, des candélabres. Leur métal est mis à vif et gagné par la corrosion des verrous. Usée, sinon écaillée (voir nos photos) la peinture des lampadaires du Pont-des-Arts et le «jus » de cadenas oxydé finissent dans le fleuve.

POLLUTION À LA CLÉ
Un brin fétichiste, ce nouveau rite, exige que l’on jette à l’eau les clés du verrou d’amour. Il y a donc aujourd’hui au fond de la Seine, autant de jeux de clés qu’il a été arrimé de « lovelocks » depuis 2008. Loin d’être inoxydable, l’alliage métallique dans lequel les clés sont usinées est proche du maillechort. Il est constitué de cuivre, de zinc, et de nickel, auxquels viennent souvent s’ajouter du chrome ou autres anodisations, censées retarder la corrosion. Tous ces métaux s’oxydent régulièrement. Les divers produits issus de cette corrosion sont toxiques pour les organismes aquatiques donc, à terme, pour les humains. Un jeu de clés pèse entre 15 et 20 g. Si l’on estime, qu’en gros 2 500 000 (1million ont été enlevé en 2014) ont été posés. À une moyenne de 18 g par jeu de clés, environ 45 tonnes d’alliage de cuivre dorment dans le lit de la Seine.
UN AMOUR FOU
Pour autant que l’intelligence reprenne le pas, les corps et les anses des cadenas, eux, sont recyclables. Mais ne serait il pas plus intelligent encore de n’avoir pas à les recycler ? Extraction minière, fonderie, forgeage, usinages, traitement de surfaces, transport (depuis la Chine en majorité), le cadenas neuf est issu d’un processus industriel lourd, énergivore et très polluant à chacune de ses étapes. Sachant que les ressources de la planète ne sont pas illimitées, fabriquer des centaines de tonnes de cadenas juste pour les accrocher et les laisser pourrir sur des ponts, relève de la pure folie.

UNE COUVERTURE MÉDIA PEU ANALYTIQUE
En épluchant, sur la toile et ailleurs, les divers articles consacrés aux « cadenas d’amour » par les grands médias (le Monde, Libération, Le Parisien, 20 minutes, les diverses chaines de télévision) on s’aperçoit que la dimension écologique de la question n’est évoquée qu’à strict minima. En 2014, un reportage de France TV, toujours diffusé en ligne, par France 3 régions, montre même une journaliste faisant graver un « lovelock » « France 3 Forever », l’attachant ensuite à la Passerelle des Deux Rives (Strasbourg) et jetant la clé dans le Rhin. Lien : https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/bas-rhin/passerelle-deux-rives-cadenas-amour-
AMOUR À VENDRE
« Cela a constitué la majorité de ma recette durant des années » avoue une ancienne bouquiniste sans vouloir donner de chiffres. Bon sur ! Mais c’est bien dieu ! Comme dans toute croyance à la mode, le temple de l’amour « cadenassier » – pour ne pas dire carcéral – a ses marchands. À moins de ne pas savoir gérer leurs affaires, les industriels du cadenas doivent être prospères. En remontant les quais de la rive gauche, nous avons compté près d’une dizaine de bouquinistes vendant ouvertement de ces objets en laiton brut, brillant ou anodisé fuschia, carrés ou en forme de cœur et gravés «I love Paris». La même chose existe chez la plupart des marchands de souvenir du coin. Cela se vend entre trois et dix euros selon le modèle, mais sans compter le stylo feutre à encre indélébile pour y inscrire les prénoms.

GRAVURE DE MOTS
Si l’encre craint peu la pluie, sa résistance au frottement est quasi nulle, le must pour les «love lockers » est donc de faire graver. Sur la toile, une litanie de sites propose ce « service » et surtout la vente directe de cadenas «personnalisés». Certains vendent même des lots de cadenas de plusieurs tailles pour toute la famille, intégrant au besoin les animaux domestiques.

Sur pratiquement tous ces commerces arachnéens, le client est ouvertement incité par une prose plus ou moins littéraire (ou bien traduite) et des photographies, à poser son cadenas sur l’édifice public « qui compte beaucoup pour vous » ou qui contient « beaucoup d’amour et de bohème ».
S’il n’est pas répréhensible de vendre des cadenas, il peut l’être d’inciter leur acheteurs potentiels à dégrader le bien collectif.